A paraitre sous forme condensée dans la Jaune et la Rouge
Notre camarade Compagnon, ci-après AC, qui nous a habitués à des lectures estivales plutôt reposantes (un été avec Montaigne, avec Baudelaire, avec Pascal), est aussi un fouineur acharné, un rat de bibliothèque voire un fossoyeur, pour tout dire un véritable Bénédictin ! Il nous le montre avec son dernier opus qui présente ses recherches originales sur l’ascendance juive de Proust, du côté de sa mère, née Jeanne Weil, nièce du sénateur Adolphe Crémieux, père d’un décret de 1870 qui a donné aux juifs d’Algérie la nationalité française.

On peut difficilement résumer ce pavé de plus de 400 pages écrites en petits caractères, assorti de centaines de notes de bas de page, d’une abondante bibliographie et d’un index de près de 1000 noms, mais la thèse d’AC est que, contrairement aux idées reçues et nonobstant le caractère des personnages juifs de la Recherche, comme Bloch, Swann, Nissim Bernard ou Rachel ou le qualificatif de race maudite qu’il donne aux juifs (et aux homosexuels !) dans Sodome et Gomorrhe, voire l’amitié d’antisémites et antidreyfusards avérés comme Léon Daudet, Maurice Barrès ou Montesquiou, Proust n’était pas du tout antisémite.

AC a fait l’effort d’établir une généalogie détaillée de Proust côté maternel, en remontant à son arrière-grand-père Baruch Weil, né vers 1780 à Niedersheim (Alsace), grand fabricant de porcelaine, nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1825 par Charles X, enterré au carré israélite du Père Lachaise où Proust déclare, dans une mystérieuse lettre, dont les Proustiens recherchent le nom du destinataire depuis près d’un siècle et dont AC a réussi in extremis à percer le secret, aidé en cela par ce qu’il appelle humblement « le dieu caché de la recherche, une grâce du chercheur » mais que j’appellerais simplement la douance du chercheur qui ne laisse rien au hasard, qu’il accompagnait souvent son grand-père Nathé pour déposer un caillou sur sa tombe au Père Lachaise, au bout de la bien nommée rue du Repos, non loin de l’avenue Rachel où est enterrée la grande comédienne éponyme, abondamment citée dans la Recherche.

Ayant eu du mal à retrouver cette tombe aux inscriptions effacées et à reconstituer la liste de ses 13 occupants, AC y a déposé un caillou, ce que personne n’avait manifestement fait depuis longtemps et que j’ai fait également ce samedi 23 avril, en hommage à son avant-dernier occupant, Maurice Cohen (X 1843), cousin de la mère de Proust, ingénieur des ponts érudit et bibliophile, écrivant sous le pseudonyme anagrammatique de E. Marnicouche, mort en 1883 à Cahors où il était directeur de la navigation du Lot. Nous faisant découvrir d’autres Xtraordinaires, AC nous raconte la controverse au sujet de la libéralisation du judaïsme entre Baruch Weil et Olry Terquem (X 1801), alias Tsarphati, qui était à la fois un brillant mathématicien sans lequel le cercle des neuf points n’aurait que six points et un dangereux révolutionnaire qui voulait transférer le samedi au dimanche, ce qui ne l’a pas empêché de faire intégrer à l’X ses fils Charles (X 1844) et Félix (X 1859). AC nous présente la belle Ludmila Savitzky (1881-1957), poétesse, comédienne et critique littéraire, épouse de Marcel Bloch (X 1901, ingénieur des chemins de fer et as de l’aviation française) et belle-sœur de Pierre Bloch (X 1913, journaliste et écrivain) et la non moins ravissante Myriam Harry (1869-1958) dont nous apprenons que l’échec au prix Goncourt de son best-seller La conquête de Jérusalem (1904) est à l’origine de la création du prix Fémina.
AC nous décrit, ce qui explique peut-être pourquoi cet éminent spécialiste de Montaigne s’est lancé dans une recherche sur Proust qu’il a commencée dès 1997 avec une étude sur Les libéraux dans l’Affaire Dreyfus, poursuivie en 2007 avec une communication à l’université de Tel Aviv sur Israël avant Israël et achevée avec un feuilleton à la manière d’Alexandre Dumas pendant le confinement de 2020 qui a été considéré par tant de gens comme une perte de temps mais qui a conduit AC à compenser la suppression de son cours au Collège de France, malheureusement intitulé « Fins de la littérature », le triple parallèle entre l’auteur des Essais et celui de la Recherche, établi par de grands critiques de l’époque, dont André Gide, Albert Thibaudet ou Albert Cohen, l’immortel auteur de Belle du Seigneur, selon lequel ces grands écrivains seraient tous deux fils d’une mère juive, ce qui n’est cependant pas totalement prouvé pour le premier, dont il n’est pas certain que la mère, Antoinette de Louppe, ait eu des ascendances marranes, mais aussi écriraient un peu de la même manière, avec un style et une pensée voisins, en amplifiant sans cesse leur œuvre unique jusqu’au jour de leur mort, et enfin auraient des penchants pour le même sexe, ce qui est avéré pour le second mais ne ressort toutefois pas absolument de la relation spéciale du premier avec la Boétie, dont son « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » a quelquefois pu être mal interprété.
Pour en savoir plus sur Proust du côté juif, allez voir la belle exposition du MahJ, Proust du côté de la mère, dont AC est conseiller scientifique et, bien sûr, lisez son livre.

Vous ne perdrez pas votre temps !
Bon dimanche et bon vote !!
Hubert Lévy-Lambert (X 53)
Elu à l’Académie française le 17 février 2022, Antoine Compagnon est né en 1950 à Bruxelles. Fils d’un général, il prépare l’X au Prytanée de la Flèche et en sort dans le corps des ponts mais il n’y reste pas longtemps. Il devient docteur en littérature française (1977) puis docteur d’Etat (1985) et enseigne notamment au département HSS de l’Ecole (1978-85), à Columbia (1991), à la Sorbonne (1994-06) et au Collège de France (2006-21), où il succède à Marcel Froissart (X 53). Il a écrit de nombreux livres dont Nous, Michel de Montaigne (1980), Proust entre deux siècles (1989), Les antimodernes (2005) et la série des étés avec : Un été avec Montaigne (2013), avec Baudelaire (2015), avec Pascal (2020) et bientôt avec Colette (mai 2022). Il est conseiller scientifique de l’exposition Proust du côté de la mère qui se tient jusqu’au 28 août au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MahJ), rue du Temple.
Très intéressant et bien venu . Merci.
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Très intéressant. J’aime Proust depuis mon adolescence, et j’admire Antoine Compagnon (depuis moins longtemps). Alors, les deux!
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