Portraits de polytechniciens Xtraordinaires #23 Spécial JJSS

« Il ne suffit pas d’entrer à l’X pour sortir de l’ordinaire »

A l’approche du centenaire de sa naissance, il nous a paru opportun de consacrer un numéro spécial à Jean-Jacques Servan-Schreiber, alias JJSS, né le 13 février 1924, mort le 7 novembre 2006.

  • Jean-Jacques Servan-Schreiber (X 43), journaliste
Jean-Jacques_Servan-Schreiber en 1968 par Ron Kroon Anefo

Jean-Jacques est né le 13 février 1924 à Paris, d’Emile Schreiber, dit Servan-Schreiber, d’une famille juive originaire de Prusse Orientale, cofondateur des Echos avec son frère Robert, et de Denise Brésard, infirmière diplômée. Ainé de 5 enfants, il sera suivi par Brigitte (Gros), Bernadette (Gradis), Christiane (Collange) et Jean-Louis. Reçu à l’X en 1943 après des études secondaires brillantes au lycée Janson de Sailly et une prépa en pleine guerre au lycée Champollion de Grenoble, il passe en Espagne avec son père pour éviter le STO et arrive à l’Ecole de l’air, réfugiée à Marrakech, qui l’envoie dans la base de Craig à Selma (Alabama). Il n’obtient son brevet de pilote de chasse qu’en avril 45, trop tard pour participer aux combats. Celui qu’on appellera gentiment JJSS, et plus méchamment Kennedillon, Turlupin ou Zorro, entre à l’Ecole en octobre 1945 comme tous les X 42 et 43, ainsi que l’explique Gérard Brunschwig (X 43) dans la Jaune et la Rouge de septembre 2001. Il commence sa carrière en 1948 en essayant de vendre un petit avion français au Brésil, sans grand succès. Mais il en revient comme correspondant de journaux brésiliens et réussit à se faire remarquer par Hubert Beuve-Méry qui l’engage en 1949 – à 25 ans ! – comme éditorialiste au Monde, un journal alors aussi redouté que respecté. Mais la lune de miel ne dure pas, JJSS, atlantiste, se fâche avec Beuve, neutraliste et il fait quelques bourdes, comme d’affirmer le 27 juin 1950 que les USA n’interviendront pas en Corée, 4 jours avant qu’ils le fassent ! Ce ne sera pas sa seule erreur : n’avait-il pas prévu que de Gaulle, à l’égard duquel il éprouvait une hostilité irrépressible, ne resterait pas longtemps au pouvoir après mai 1958 ? Mais ceux qui avaient prévu les évènements de mai 68, la crise financière de 2008 ou l’attaque de l’Ukraine par Poutine en mars 2022 peuvent lui jeter la première pierre !

Création de l’Express

En 1953, tout en faisant des tournées de conférences aux USA et en reprenant ses éditoriaux dans le Monde, il crée l’Express avec Françoise Giroud, qui sera nommée en 1974 secrétaire d’Etat à la condition féminine, alors rédactrice en chef de Elle, sur le modèle de The Economist. L’équipe comprend son cousin Jean-Claude, codirecteur, Philippe Grumbach, rédacteur en chef, sa sœur Christiane Collange, qui assure la direction de Madame Express – elle lui rendra un magnifique hommage mortuaire en 2006 – et quelques pointures comme Louis Armand (X 24), Alfred Grosser, Simon Nora, sa future épouse Léone Georges-Picot, Alfred Sauvy (X 20 S) ou Pierre Viansson-Ponté et des journalistes pointus comme Michèle Cotta.

D’abord supplément hebdomadaire gratuit des Echos destiné à mettre en orbite Pierre Mendès-France, alias PMF, l’Express devient rapidement un hebdomadaire indépendant. François Mauriac, qui venait d’avoir le prix Nobel de littérature, devenu persona non grata auprès des lecteurs du Figaro suite à ses articles critiquant l’intervention de la France au Maroc et la déposition du sultan, y crée dès 1953 son Bloc-notes. Jean Daniel rejoint rapidement l’équipe, suivi par Jean-Paul Sartre. André Malraux y est régulièrement interviewé. La saisie du numéro 54 en mai 54, juste après le désastre de Dien Bien Phu, pour empêcher la publication d’indiscrétions sur un voyage des généraux Ely et Salan aux USA, donnera à la diffusion de l’Express un coup de pouce appréciable ! Albert Camus le rejoint en 1955 pour son 2ème anniversaire qui le voit transformé en quotidien pour tenter de remettre en selle PMF, tombé en février après seulement 8 mois de gouvernement, grâce au scrutin proportionnel, dont on voit les inconvénients en Israël et que certains rêvent de ressusciter en France ! Mais c’est Guy Mollet qui est nommé et l’Express redevient rapidement hebdomadaire.

Lieutenant en Algérie

Lieutenant en Algérie

En 1956, – punition du ministre de la guerre Maurice Bourgès-Maunoury (X 35) contre ses éditoriaux hostiles à la guerre d’Algérie ou simple application de la loi ? -, JJ est appelé à servir en Algérie. Lui qui avait été breveté pilote de chasse, se retrouve à la tête d’une compagnie d’infanterie à Rivet, dans la Mitidja. Malgré ses préventions, il prend ses fonctions d’officier très sérieusement et en revient début 57 avec un livre qui met les pieds dans le plat en parlant de tortures et met en fureur le camarade Bourgès-Maunoury. Lieutenant en Algérie, publié d’abord en feuilleton dans l’Express, lui vaut une inculpation pour atteinte au moral de l’armée. Opposé aux méthodes du général Massu, le général Pâris de Bollardière, qui prend la défense de JJSS dans le Monde, écopera même de 60 JAR (jours d’arrêt de rigueur).

En juin 1958, un entretien de Jean Daniel avec Krim Belkacem, un chef du FLN, lui vaut aussi sec une saisie de l’Express par le camarade Pierre Guillaumat (X 28), ministre de la guerre et une rupture brutale avec André Malraux, devenu ministre de la Culture, suivie peu après de sa rupture en 1960 avec Sartre puis en 1961 avec Mauriac qui retourne au Figaro Littéraire, critiquant l’antigaullisme obsessionnel de JJ et n’hésitant pas à qualifier l’Express d’anticlérical, antimilitariste, anarchiste et érotique ! Il rompra aussi en 1963 avec PMF qui essayait de placer sa maitresse Marie-Claire de Fleurieu, fille de Robert Servan-Schreiber, à la présidence des Echos dans le cadre de la bagarre sanglante entre les Robert et les Emile au sujet du contrôle des Echos, qui sera finalement acquis par Pierre et Jacqueline Beytout, mettant fin bêtement à plus d’un demi-siècle de direction des Echos par la famille Servan-Schreiber.

Mais la politique le démange. Après avoir essayé d’être candidat du parti radical en 1956 à Paris, la dissolution de 1962, suite à la motion de censure relative au référendum sur l’élection du président au suffrage universel, va lui fournir une première occasion : il se présente à Yvetot, dans le pays de Caux (Seine Maritime), où se trouve la maison familiale de Veulettes, sans succès. Sur la base de bruits laissant entendre que de Gaulle va anticiper l’élection présidentielle prévue en 65, il tombe dans le piège et décide de mettre en orbite dès octobre 63 Gaston Defferre, député-maire de Marseille, et lance à cet effet avec Simon Nora et Olivier Chevrillon l’opération Monsieur X, qui fera long feu. Rien à voir avec notre chère Ecole !

En 1964, après l’échec d’un projet de fusion avec le groupe de Jean Prouvost (Paris Match…), JJ transforme avec succès l’Express en News magazine avec l’aide de son jeune frère Jean-Louis, qui créera en 1967 l’Expansion et reprendra en 1997 Psychologie Magazine. Il embauche Claude Imbert comme rédacteur en chef et de nombreuses jeunes femmes comme Christine Clerc, Michèle Manceaux ou Catherine Nay suivent la piste de Michèle Cotta qui explique dans ses mémoires avoir obtenu de nombreuses révélations de la part d’hommes politiques en jouant de son charme féminin. Très consciencieux, JJ s’occupait personnellement du recrutement : son épouse Sabine ne dit-elle pas dans ses mémoires qu’il les a toutes essayées !

Le défi américain

Le défi américain

Puis en 1967, c’est la sortie du Défi américain, résultat de ses réflexions sur le sursaut requis par la France et l’Europe pour faire face au dynamisme des USA. Paru simultanément dans 8 langues, ce livre a un énorme succès avec plus d’un million d’exemplaires vendus en un an mais aujourd’hui la réussite insolente des Amazon, Apple, Facebook, Google, Microsoft, Space X ou Tesla montre qu’il faudrait remettre l’ouvrage sur le métier…

En 1969, après le départ de de Gaulle suite à l’échec de son référendum sur la décentralisation, JJ appuie, bien que Pompidou soit mieux placé, la candidature d’Alain Poher, appuyé par le Parti radical valoisien qui, pour le remercier, lui confie les fonctions de secrétaire général. A l’automne 69, le congrès de Nantes est l’aboutissement d’une sorte d’OPA sur ce vieux parti sclérosé, à l’image de l’OPA, très appréciée par l’Express, que venait de lancer BSN sur Saint-Gobain. Cent jours après, comme annoncé, JJ sort le Manifeste radical qui sera publié peu après sous le titre de Ciel et terre et sera, comme le Défi, un grand succès de librairie et le mettra sur le devant de la scène médiatique avec, par exemple, un débat A armes égales avec Valéry Giscard d’Estaing (X 45) en mars 1970 sur la 1ère chaine ou une interview par George Herman dans Face the Nation sur CBS.

Conscient des risques d’interférence, pour éviter que la ligne éditoriale de l’Express puisse être influencée par ses actionnaires, il décide alors, avec l’aide d’Olivier Chevrillon, d’en modifier les statuts en prévoyant que le directeur, nommé par les actionnaires, soit accepté par les trois collèges des cadres, des journalistes et des employés. Sage réforme qui aurait pu éviter 6 semaines de grève au JDD en 2023 ! Pour la petite histoire, la cheville ouvrière de cette réforme, Olivier Chevrillon, quittera l’Express en 1972 avec Claude Imbert et Michèle Cotta pour créer le Point après une grave crise de management, qui le verra refuser de continuer à payer sans barguigner les dépenses personnelles que JJ facturait à l’Express depuis l’origine, un pognon de dingue dirait-on aujourd’hui…

 Député de Lorraine

Mais il lui faut un siège de député. Après avoir envisagé de se présenter à Grasse, il se présente en juin 1970 à Nancy contre le gaulliste Roger Souchal qui avait cru bon de démissionner pour protester contre le passage de l’autoroute de l’Est par Metz. Il sera élu avec 55 % des voix, après une campagne somptuaire appuyée par l’Est Républicain et financée nolens volens par l’Express, l’abus de bien social n’était pas loin… Ironie de l’histoire, il y aura bien une liaison Nancy-Langres mais l’autoroute de l’Est passera finalement par Metz et pas par Nancy !

Mais un siège, ça va, deux sièges, bonjour les dégâts ! Celui qui se fait appeler député de Lorraine et qui avait juré de ne s’occuper que de la Lorraine, montre vite son cœur d’artichaut : suite au décès du suppléant de Jacques Chaban-Delmas, une élection partielle va avoir lieu en septembre 70 à Bordeaux. Ce sera une simple formalité, Chaban, premier ministre, sera forcément réélu. N’écoutant pas ses amis, JJ décide de se présenter contre Chaban ! Montrant son indépendance par rapport à son actionnaire, l’Express ne ménage pas ses critiques. Peine perdue, ce sera la Berezina ! Chaban sera réélu au premier tour avec 63,5 % des voix contre 16,6 % à JJ.

Malgré cette claque, JJ rebondit et se fait nommer au congrès de Suresnes en octobre 71 président du Parti radical en défendant une alliance centriste avec Lecanuet et Giscard contre Maurice Faure partisan de l’union avec le PS et le PCF. Dans la foulée, il crée le Mouvement réformateur avec Jean Lecanuet, entrainant le départ des Fauristes qui créent le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) et le dépérissement du parti radical.

Après la mort de Georges Pompidou en avril 74, JJ envisage de se présenter à l’élection présidentielle mais préfère sagement s’allier avec Giscard, comme le fait Chirac, pour barrer la route à Chaban et éviter l’élection de Mitterrand. Ce ne sera que partie remise, grâce à la trahison de Chirac en 81…

Ephèmère ministre

JJ ne sera pas premier ministre, poste que Giscard confie à Chirac mais il aura un poste créé spécialement pour lui : ministre des Réformes. Il aura un beau ministère rue de Varenne et René Mayer (X 47) sera son directeur de cabinet. Mais le 7 juin, parait au JO un décret annonçant la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique, contre lesquels JJ multipliait les articles dans l’Express depuis des mois. JJ ne peut s’empêcher de critiquer publiquement l’auteur de cette décision, Jacques Soufflet, ministre de la défense. Résultat : nommé le 28 mai, il est démis de ses fonctions le 9 juin. Ministre 13 jours, pas un record pour le Guinness, loin de Léon Schwartzenberg ou de Thomas Thévenoud, partis après 9 jours !

JJ reste néanmoins proche de Giscard et le conseille avec Michel Pinton (X 68) pour la création de l’UDF en vue de faire pièce au RPR que Chirac a créé après avoir quitté brutalement Matignon en 1976. Peu après, il décide de vendre ses actions de l’Express à Jimmy Goldsmith, flamboyant homme d’affaires britannique et il est battu en Lorraine aux législatives de 1978.

Le défi mondial

En 1979, JJ, qui croit toujours à son étoile, quitte l’UDF pour créer une liste Emploi Egalité Europe qui aura moins de 2 % aux Européennes ! Il sort en 1980 Le défi mondial qui aura un succès d’estime bien inférieur au Défi américain et crée en 1982, avec l’appui de François Mitterrand, le Centre mondial Informatique et Ressources humaines qui disposera d’un important budget pour initier les jeunes à l’informatique et aura une action très foisonnante mais, comme l’Institut Auguste Comte, liquidé par Mitterrand en 1981, il sera liquidé au bout de 4 ans au profit du nouveau plan Informatique pour tous.

JJ part alors pour Pittsburgh où il a été nommé président du comité international de l’Université Carnegie-Mellon, avec ses 4 fils qui suivront tous des brillantes études dans cette université. Revenu en France, il est malheureusement victime d’une maladie neurologique qui diminue progressivement ses capacités intellectuelles et s’éteint en 2006 à Fécamp.

Celui qui voulait tout changer

JJSS avait épousé Madeleine Chapsal en 1947, Georges Bidault étant témoin. Séducteur impénitent, après une liaison orageuse avec Françoise Giroud, il a épousé en 1960 Sabine Becq de Fouquières qui lui donnera 4 fils : David, filleul du général de Bollardière, neuropsychiatre, mort prématurément en 2011, Emile, filleul de Gaston Defferre, cogniticien et journaliste, Franklin, ingénieur électrique et journaliste, et Edouard, filleul de Madette Balick, mathématicien. Quatre garçons brillants, dont les œuvres écrites rappellent que Schreiber signifie scribe. Il y a d’ailleurs peu de Servan-Schreiber qui n’ont pas sacrifié au démon de l’écriture, depuis les fondateurs des Echos jusqu’à mes petites-cousines Catherine et Sylvie Servan-Schreiber. Bon sang ne saurait mentir !

Allée JJSS à Paris 16ème

Madeleine Chapsal, qui s’est occupée d’élever ses enfants, lui a consacré un livre en 2004 : L’homme de ma vie. Jean Bothorel a écrit sa biographie en 2005 : Celui qui voulait tout changer, les années JJSS, qui a fait l’objet d’une recension par Louis-Aimé de Fouquières (X 77, frère de Sabine) dans la Jaune et la Rouge de mai 2005. Il a écrit de nombreux livres dont Lieutenant en Algérie (1957), Le défi américain (1967), Le manifeste radical (1970), Le défi mondial (1981), Le choix des juifs (1988) et deux livres de mémoires : Passions (1991), et Les fossoyeurs (1993). Lors de son décès en 2006, de nombreuses personnalités lui ont rendu hommage dont Valéry Giscard d’Estaing, Robert Badinter ou Samuel Pisar. Son nom a été donné en 2016 à une partie de la contre-allée de l’avenue du président Wilson (Paris 16ème).

Hubert Lévy-Lambert (X 53), fondateur de X Sursaut

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2 commentaires

  1. Merci pour ces intéressants rappels, mais JJSS n’est-il pas pour le XX° siècle un prototype de la « légèreté » française , avec ses qualités et défauts…?

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